Vers 1815

Une description d’église écrite vers 1185

Récit du moine Gervase de Canterbury commémorant l’incendie de 1174 (extraits)

Mortet/Deschamps p. 206/228 d’après W. STUBBS, Rerum britannicarum … n° 73, t. I, 1879, corrigeant les quelques fantaisies de R. Willis, 1845 p. 32-62.

[…]

  • L’incendie

Cette année de grâce 1174, lors des nones de Septembre, peu avant la neuvième heure, et alors que soufflait un violent vent du sud, un incendie se déclara devant le porche de l’enceinte, et à l’extérieur de celle-ci, par lequel trois chaumières furent à moitié consumées. Alors que les habitants étaient assemblés pour combattre le feu, des braises et des étincelles soulevées par le grand vent furent déposées sur l’église, et furent conduites par la furie de la bourrasque […].

Les trois petites maisons d’habitation, d’où était parti le désastre, étant détruites, et l’excitation populaire étant retombée, chacun rentra chez soi. Seule la cathédrale-abbatiale, négligée, se consumait d’un feu interne inconnu de tous. Les bois de charpente et les chevilles de bois qui les tenaient ensemble s’embrasèrent ; les flammes s’échappèrent des parties hautes des flancs du toit ; les feuilles de plomb ne purent résister aux effets de la chaleur et commencèrent à fondre. Puis le vent déchaîné, trouvant une entrée, augmenta le braisier. Les flammes surgirent. Alors un cri s’éleva dans la cour du monastère : « regardez, regardez, l’église est en feu » !

De nombreux laïcs et moines accoururent, transportant de l’eau en hâte, montant les escaliers en courant, tous saisis de l’espoir de sauver l’église qui était déjà, hélas, hors de leur aide. Mais quand ils atteignirent le toit et aperçurent la fumée noire et les flammes cruelles qui s’insinuaient partout, ils abandonnèrent, désespérés, et, ne pensant qu’à leur propre sécurité, descendirent en hâte. Et maintenant que le feu avait détaché les poutres des chevillages, la charpente à moitié brûlée tomba au milieu du chœur parmi les stalles des moines. Ces stalles, qui étaient faites d’une grande quantité de pièces de bois associées en un bloc compact, prirent feu, et ainsi le désastre devint de pire en pire. […] les flammes se multipliant par la masse de combustible, jusques à la hauteur de près de 8 m, mirent le feu aux parois et aux colonnes majeures de l’église. Des gens se précipitèrent vers les ornements, et commencèrent à tirer les tentures et rideaux, quelques-uns pour les sauver, d’autres pour les dérober. Les petits reliquaires furent précipités de la haute poutre de gloire et ainsi se brisèrent et leur contenu fut dispersé. Mais malgré le feu, des frères les rassemblèrent et ainsi assurèrent leur sauvegarde. Quelques-uns des présents furent saisis d’une cupidité coupable et diabolique au point de ne pas craindre de se brûler, et s’approprièrent les objets de l’église qu’ils avaient sauvés de l’incendie. De cette façon la maison de Dieu, jusque là comparable à un paradis de délices, fut transformée en un abject tas de cendres, réduite en un morne désert, et laissée ouverte à toutes les tempêtes et injures du temps. […] ils rassemblèrent, aussi bien qu’ils le purent, les choses nécessaires à l’établissement d’un autel dans la nef de l’église, où ils purent gémir et hurler, plutôt que chanter, les offices de jour et de nuit.

  • La reconstruction et le choix de l’architecte

[…] Parmi d’autres architectes, en arriva un qui venait de Sens, nommé Guillaume, très bon spécialiste pour le travail du bois et de la pierre, et extrêmement efficace. Les moines, impressionnés par son ingéniosité et sa réputation, l’engagèrent pour le travail. Grâce à la Providence, la conduite de l’oeuvre lui fut confiée. […] Des dispositions furent prises pour acheter des pierres outremer, en Normandie. Guillaume conçut avec ingéniosité des engins pour charger et décharger les bateaux et pour le transport du mortier et des pierres. Il fabriqua des gabarits pour la forme des pierres, à l’usage des sculpteurs et tailleurs, et fit d’autres préparatifs soigneux de ce type. Ainsi le choeur, condamné à la destruction, fut démoli, et rien d’autre ne se fit la première année.

  • L’œuvre de maître Guillaume de Sens

[…] L’année suivante, à partir du 5 septembre 1175, avant l’hiver, il érigea quatre piles, deux de chaque côté ; et après que l’hiver fut passé, il y en avait une file de trois de chaque côté ; sur ces piliers et au-dessus des murs extérieurs il posa des arcs et des voûtes […]. La seconde année fut prise par ces occupations (1175-1176). Dans la troisième année (1176-1177), il construisit deux piliers de chaque côté, les deux derniers ornés par des colonnettes de marbre arrangées tout autour […]. Après avoir installé au-dessus leurs clefs et voûte, il ajusta le triforium du bas depuis la grande tour jusqu’aux piles susdites, […] grâce à de nombreuses colonnettes de marbre. […] Réjouis par un si beau début, et devenant réellement optimistes, nous fîmes tout notre possible pour accélérer le travail.
[…] Au cours de l’été, reprenant à la croisée orientale, il bâtit dix piles, cinq de chaque côté. […] Il installa les dix arcs et voûtes.

Puis, après avoir achevé les triforiums et les baies supérieures de chaque côté et, comme il montait les engins pour agencer la grande voûte, au début de la cinquième année (1178-1179), les échafaudages brusquement cédèrent sous ses pieds, et il tomba sur le sol parmi les bois de charpente et les pierres : sa chute, depuis le niveau des chapiteaux de la haute voûte, fut d’environ 50 pieds. Sérieusement blessé par les heurts des divers matériaux de bois et de pierre, il devint inutile à lui-même et à l’oeuvre. […] Le maître, ainsi blessé, resta allongé dans son lit quelques temps aux mains des médecins, espérant se remettre ; mais ses espoirs furent déçus et il n’y eut aucun mieux. Comme l’hiver approchait et qu’il fallait absolument achever la haute voûte, il donna le soin de l’œuvre à un certain moine, à la fois dur au travail et habile, qui était le surveillant des maçons [l’auteur lui-même]. Comme c’était un homme jeune, et qu’il semblait plus habile que d’autres plus puissants et influents, cela suscita beaucoup d’envie et de médisance. Cependant le maître ordonnait depuis son lit ce qui devait être fait, dans l’ordre. […] Comme le maître voyait que son état ne s’améliorait pas avec le traitement et l’habileté des médecins, il renonça à l’oeuvre, traversa la mer et retourna chez lui en France.

  • L’œuvre de l’architecte Guillaume l’Anglais

Lui succéda, en charge de l’oeuvre, un autre Guillaume, Anglais de naissance, petit de taille mais honnête et grandement habile en divers arts. Il porta à leur achèvement, dans l’été de la cinquième année (1179), les bras du transept, au nord et au sud, et agença la grande voûte au-dessus de l’autel majeur […]. Il posa également les fondations pour une extension à l’est, où l’on voulait construire une chapelle Saint-Thomas. […] En creusant les fondations dans le cimetière des moines, maître Guillaume troubla les restes de moines enterrés là. Ces os furent soigneusement collectés et enterrés dans une large fosse sur le côté sud, à l’angle entre la chapelle et le côté sud de l’infirmerie. Après avoir fait une très solide fondation de mortier et pierre pour le mur extérieur, il monta les murs de la crypte jusqu’au niveau des fenêtres. […] Au début de la sixième année après l’incendie (1180), et au moment où la saison permit la reprise des travaux, les moines devinrent très anxieux car ils souhaitaient préparer leur choeur pour y entrer à Pâques. Voyant cela, le maître se mit courageusement au travail afin de satisfaire leurs désirs. Il éleva donc avec une grande hâte les murs du circuit du chœur et du sanctuaire. Il érigea trois autels, et prépara une place convenable pour saint Dunstan et saint Aelfege. Une paroi de bois, cloison provisoire, contenant trois verrières fut aussi installée transversalement à l’est, entre les avant-dernières piles, pour se garder des intempéries. Dans ce chœur, ainsi hardiment complété avec la plus grande diligence, les moines se résolurent à entrer la nuit pascale, avec le feu nouveau. […] La communauté avait été chassée du chevet par le feu, […] le 5 septembre 1174, vers la neuvième heure (15 h), et resta dans la nef pendant 5 ans, 7 mois et 13 jours. Elle retourna dans le nouveau choeur en 1180, en avril, le 19ème jour du mois, vers la 9ème heure de la nuit de Pâques.

Transcription par Claude Andrault-Schmitt, professeure d’histoire de l’art, Poitiers-CESCM